Les gens qui ont décidé des attaques sur le Liban les ont justifiées au niveau des mots en disant que la responsabilité en incombait à leurs ennemis qui les menaçaient. Je ne rentrerai pas dans un débat polémique ici, car je n’ai pas vécu dans cette région, ne connais ce conflit que par ce que j’en apprends à travers les média, et que je n’ai pas le droit de parler à la place des gens qui le vivent. Je me contenterai ici d’analyser des discours et des comportements.
Qu’entend-on par « responsabilité » ? La capacité à se confronter aux conséquences de ses actes: j’accomplis une action qui a des conséquences dans le monde extérieur. En conséquence, il n’est pas possible d’attribuer la responsabilité de ses actes à quelqu’un d’autre.
Dans la circonstance, de quels actes s’agit-il ? De la destruction d’un pays voisin, de ses infrastructures qui sont nécessaires à la vie de ses citoyens, du bombardement de populations civiles, pour la plupart des femmes, des enfants et des personnes âgées qui ne faisaient de mal à personne et ne menaçaient personne, et ceci en représailles à l’arrestation de deux soldats.
L’attaquant justifie ces bombardements sur les civils prétendant qu’ils étaient prévenus et auraient du partir avant les bombardements. Or ces gens n’ont pas pu fuir, n’ayant nulle part ailleurs où aller, quand l’attaquant leur a dit de partir. Pour que cette justification ait été recevable, il aurait fallu leur donner la possibilité de le faire, à savoir leur procurer un abri temporaire pour eux et leurs biens, avant d’attaquer et jusqu’à ce que les combats soient terminés. Or personne ne leur a proposé un tel abri.
Pour ce qui est des ennemis désignés de cet attaquant, ils font partie des forces armées de ce pays et sont légitimes dans le cadre de la loi de celui-ci. Elles n’ont tué personne au départ, et le postulat selon lequel elles menaçaient l’attaquant, en l’absence de faits, consiste en un procès d’intentions. Le point de départ a été l’arrestation de 2 soldats: ils ne sont pas blessés ni tués, et répondre par des bombardements qui tuent effectivement des gens est disproportionné : tout au plus la logique d’une loi du talion, qui n’est plus recevable en Occident de nos jours, aurait justifié l’arrestation de deux soldats de l’autre camp. Comme il s’agit de forces armées dont le pays est attaqué et qu’elles sont chargées de le défendre, il est dans la logique du conflit qu’elles cherchent des appuis, se renforcent et ripostent. A partir de là, dans la logique d’un rapport de forces, les ripostes atteignent la population de l’attaquant en retour, et peuvent alors effectivement menacer sa propre sécurité. Donc, en représailles à l’arrestation de deux soldats, les conséquences au niveau des faits de ces attaques sont :
– la destruction d’un pays voisin qui ne représentait pas une menace effective,
– des populations civiles de ce pays voisin décimées alors qu’elles n’ont rien à voir dans l’arrestation des deux soldats,
– renforcement du groupe désigné comme ennemi,
– atteinte de sa propre population et menaces pour sa propre sécurité,
– risque d’extension du conflit à d’autres pays.
– etc.
Les conséquences sont donc inverses au résultat prôné au niveau des mots, qui était de renforcer la sécurité de l’attaquant. Celui-ci est aujourd’hui en position plus dangereuse qu’auparavant, et se décrédibilise auprès des autres pays et de leurs citoyens. Si vraiment c’est de responsabilité dont il est question, c’est à ces conséquences-là qu’il convient que l’attaquant se confronte. En l’absence de quoi, ce n’est pas de responsabilité dont il est question ici, mais d’attribution de la culpabilité de ses propres actes à quelqu’un d’autre, par un pays qui se donner le droit d’attribuer un châtiment collectif à tous les citoyens de ce pays.
Transposé au niveau individuel, l’auteur d’un tel comportement serait considéré en Europe comme « dangereux pour lui-même et pour autrui », mis hors d’état de nuire, dans un établissement psychiatrique ou une prison, et inculpé pour avoir tué d’autres gens. Au niveau des individus, la loi ne permet pas de se faire justice soi-même. En cas de litige, il existe des tribunaux devant lesquels ils peuvent aller pour le trancher.
Il est éminemment préjudiciable, pour ces individus que nous sommes, que les lois valables pour nous ne le soient pas pour nos gouvernants, et que certains de ceux-ci se comportent comme des fous dangereux, et se révèlent incapables de se confronter aux conséquences de leurs actes, autrement dit complètement irresponsables. Il est regrettable qu’il n’existe aucune institution internationale au dessus des conflits, dotée de moyens réels et efficaces de mettre ces insensés hors d’état de nuire: je ne parle pas de les tuer ni de les maltraiter, ni même de les juger, simplement leur mettre des limites, de les neutraliser, et de les confronter aux conséquences de leurs actes afin de leur en faire prendre conscience, sans préjudice pour eux-mêmes ni pour quiconque.
Dans ce conflit, comme dans tout conflit, les responsabilités sont partagées : la logique manichéenne, qui voudrait que l’un ait « raison » et l’autre « tort », est dépassée ici et dépourvue de validité. Ce qui est en question ici n’est pas le niveau religieux, pas plus que le niveau politique, mais le niveau sémantique : la logique selon laquelle raisonnent certains dirigeants sur cette planète, si j’en crois leurs propos, qui repose sur une croyance en l’existence des concepts de bien et de mal, chacun se croyant détenteur du bien, étiquetant l’autre de « satan », et s’octroyant le droit sur cette base de le combattre et de le détruire.
A quelle époque sommes nous ? En 2006. De quand date cette logique dualiste basée sur l’opposition de concepts de bien et de mal ? D’Aristote, le père de cette logique (400 ans avant notre ère). Ce qui veut dire que nous continuons de gérer nos conflits avec des mécanismes de pensée vieux de 2500 ans, dont les bases (physique euclidienne) sont scientifiquement obsolètes depuis le XVII° siècle.
Une logique qui nous enferme dans des problématiques de culpabilité.
Quels sont les bases de cette logique, et quels mécanismes de pensée engendre t-elle ? La logique aristotélicienne repose sur trois postulats ou principes, qui constituent les fondements de la pensée dualiste :
– – le principe d’identité : A est A, qui donna lieu au postulat suivant : "tout ce qui est, est : ce qui est vrai est vrai, ce qui est faux est faux." Ce postulat, appliqué aux domaines autres que les mathématiques, engendra l’idée selon laquelle "ce qui est bon est bon, ce qui est mauvais est mauvais";
– – le principe de contradiction : A n’est pas non-A : "rien ne peut à la fois être et ne pas être : une proposition ne peut être vraie et fausse en même temps; de là "ce qui est bon n’est pas mauvais, ce qui est mauvais n’est pas bon";
– – le principe du tiers exclu : il n’y a pas de milieu entre A et non-A : "tout doit ou bien être, ou bien ne pas être : une proposition est soit vraie, soit fausse;" d’où "toute chose est soit bonne, soit mauvaise."
Si l’on examine ces postulats, que peut-on en dire ?
D’abord qu’une chose n’est ni bonne ni mauvaise en soi, les qualificatifs "bon" ou "mauvais" étant des jugements de valeur attribués à la chose observée par la personne qui l’observe et qui la qualifie comme telle en fonction de ses critères personnels. Ainsi quand quelqu’un dit "cette chose est bonne", il veut dire en fait qu’elle lui apparaît bonne. Le jugement de valeur engage non pas l’objet observé, mais celui qui l’observe et qui l’évalue comme tel. Le même objet, observé par quelqu’un d’autre, pourra ainsi être qualifié de "mauvais" si cet autre observateur utilise des critères d’évaluation différents.
Dire d’une chose qu’elle est "bonne" ou "mauvaise" consiste à faire abstraction du coefficient de l’observateur, de la relation entre celui-ci et ce qu’il observe. Si nous disons "cette chose est bonne", nous lui attribuons une qualité comme si elle lui était intrinsèque, qualité que seule notre structure nerveuse permet de faire intervenir entre la chose et cette structure. Nous identifions la chose que nous observons avec le jugement de valeur que nous plaquons sur elle. Il s’agit là d’une fausse identification.
Les raisonnements basés sur de fausses identifications ne sont pas similaires aux faits, ils ne correspondent pas à ce qui se passe effectivement. Il y a alors un décalage entre le niveau des mots, du langage, et celui des faits. Ce décalage entraîne une vision, une interprétation des faits désadaptée par rapport à la réalité. Cette inadaptation se répercute dans notre comportement, et les résultats obtenus ne sont pas conformes à ceux que nous attendions.
Le principe du tiers exclu : "soit/soit", "ou bien/ou bien", est à la base du raisonnement par opposition. Il consiste à opposer artificiellement au niveau verbal des choses qui ne le sont pas en réalité, et à les concevoir comme antagonistes alors qu’il n’en est rien. Ce principe laisse à penser que dans une situation donnée, nous n’aurions le choix qu’entre deux possibilités opposées, contradictoires, alors qu’en fait nous nous trouvons face à une multitude de possibilités. Il engendre ainsi une vision de la réalité réductrice, sans nuance, et génératrice de conflits.
A travers sa logique, Aristote pensait avoir décrit les lois de la pensée, alors qu’elle était en fait le reflet de sa propre structure mentale. Portant ses principes à l’universalité, il les a appliqués à sa conception de monde et des espèces vivantes.
Il a défini l’être humain comme "un animal doué de raison, composé d’un corps et d’une âme", qualifiant celle-ci de "moteur qui délibère", moteur étant à entendre au sens de faculté motrice. D’où une conception animalière de l’homme, et une vision des sociétés humaines calquée sur les sociétés animales. Ainsi la logique aristotélicienne a également structuré l’ensemble des relations au sein des sociétés: considérant que "certaines espèces sont faites pour régir et dominer les autres", Aristote a divisé l’humanité en deux catégories opposées en termes de valeur, les "maîtres" et les "esclaves" : "Etre capable de prévoir par la pensée, c’est être par nature apte à commander, c’est à dire être maître par nature, alors qu’être capable d’exécuter physiquement ces tâches c’est être destiné à être commandé c’est à dire être esclave par nature." ("La Politique", Aristote, livre I, chapitre 2). De là une conception de la société partagée en individus "supérieurs" et "inférieurs", dont la valeur est proportionnelle à celle de leur statut. Les termes de "supérieur" et d’"inférieur" reposant sur des critères de dominance, ces concepts ont produit une structure hiérarchique de rapports sociaux, basée sur des rapports de force, officialisant les relations de domination/soumission, et des sociétés calquées sur les sociétés animales, régies par la loi de la jungle et le droit du plus fort, ce "droit" étant légitimé au nom du "bien", celui-là même défini par ce plus fort au détriment du plus faible, lequel est identifié au « mal" pour justifier son infériorisation et sa soumission : "L’art de la guerre est un art naturel d’acquisition, car l’art de la chasse est une partie de cet art : nous devons y avoir recours à l’égard des bêtes et de ceux des hommes qui étant nés pour être commandés n’y consentent pas, parce que cette guerre-là est juste par nature." "La Politique" Aristote, livre I, chapitre 8).
L’opposition "supérieur/inférieur" s’est également étendue à la conception des sexes, imposant l’image du mâle dominant et de la femme soumise, les hommes étant faussement identifiés aux seuls attributs de la masculinité et les femmes, réduites à ceux de la féminité. Ces images ont induit entre les sexes des relations d’opposition régies également par des rapports de dominance rendant impossible des relations d’égalité et de complémentarité, et une structure familiale hiérarchisée, similaire à la structure sociale.
Ainsi de cette logique par opposition ont découlé les notions opposées de bien/mal, bon/mauvais, supérieur/inférieur, raison/tort, permis/interdit, innocent/coupable, récompense/châtiment, juste/injuste, etc., le sens de ces notions reposant non pas sur l’observation des faits et les conséquences des actes, mais sur les critères d’évaluation officiels des autorités détentrices du pouvoir et de l’argent, les attributs de la dominance étant érigés en valeurs absolues.
A partir de là est considéré comme "bon" tout ce qui va dans le sens de ce système de pensée et comme "mauvais", tout ce qui le contredit ou n’est pas conforme à cette conception. D’où une morale fondée sur la valeur absolue du pouvoir et de l’argent et la valeur relative de la personne humaine, en d’autres termes, sur une inversion des valeurs.
Cette inversion des valeurs a abouti à la déification de concepts abstraits (le pouvoir, l’argent, « le bien », « la raison », la justice, etc…), et au mépris de la valeur humaine. Cette déification d’abstractions consiste à attribuer une existence réelle à des concepts créés par notre propre structure mentale, qui n’ont aucune existence réelle indépendamment de celle-ci. C’est sur cette inversion des valeurs, fondamentalement liée à une utilisation inadaptée des symboles, que repose toute la problématique de culpabilité sur laquelle fonctionne l’Occident depuis 2400 ans.
Cette morale débouche sur le raisonnement suivant : "En tant qu’autorité supérieure, j’ai raison, donc si tu n’es pas de mon avis, tu as tort; mes valeurs sont les bonnes et si les tiennes sont différentes, elles sont fausses, donc mauvaises. Ce qui est bon est permis, ce qui est mauvais est interdit; si tu fais ce que je permets, tu es innocent, si tu fais ce que j’interdis, tu es coupable; si tu es coupable, tu dois être puni et, au nom de mes valeurs, j’ai le droit de te punir. Pour faire respecter mon droit qui repose sur des valeurs justes, j’utilise ma force, ce qui est juste puisque j’ai raison, aussi la guerre que je fais au nom de mes valeurs est-elle juste; tes valeurs étant fausses, j’ai le droit de t’imposer les miennes et tu dois les adopter; sinon tu es coupable", etc., etc..
De ce fait cette logique est à la base de la notion de crime sans victime qui consiste à criminaliser et à punir des gens qui ne font de mal à personne, pour la simple et unique raison qu’ils ont des conceptions différentes de l’autorité qui s’exerce. Les gens qui raisonnent ainsi se conçoivent généralement comme "supérieurs", détenteurs du monopole de "la raison", attribuant à leurs critères d’évaluation personnels un caractère d’universalité. Il se croient généralement sur terre pour imposer aux autres leurs façons de penser et de se comporter, y compris dans les domaines privés, et ceci au nom de leurs "valeurs".
En conséquence, ce système de pensée est à la base des structures hiérarchiques de dominances, des interdits non fondés, des rapports de domination/soumission, d’une inversion des valeurs, de la déification d’abstractions, de l’infériorisation de la personne humaine, d’une problématique de culpabilité, autrement dit des mécanismes sur lesquels reposent tous les systèmes de contrôle générateurs d’oppression.
Le dualisme a façonné l’évolution de nos langages et de nos civilisations en Occident depuis des siècles. Nous n’avons pas conscience des mécanismes mentaux qu’il engendre, dans lesquels nous avons été élevés, et dont une part sont induits par la structure de nos langages-mêmes. Nous n’avons pas choisi de raisonner ainsi, aussi n’en sommes nous pas «coupables»: ce n’est pas d’une « faute » dont il s’agit. Toutefois ses conséquences sont éminemment préjudiciables à l’espèce humaine, aux espèces vivantes à la planète en général. Tant que nous resterons mentalement enfermés dans ces problématiques, nous continuerons à nous attribuer une « culpabilité » qui n’existe que dans nos têtes, et qui nous maintient inconscients et irresponsables.
Pour en revenir au conflit au sujet duquel j’écris ces lignes, j’ai parlé ici de ses acteurs. Mais ils ne sont pas les seuls à porter une responsabilité dans celui-ci : « "Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire." Albert Einstein.
Israël et le Liban ne sont pas les seuls pays sur la planète. Les autres peuvent mettre des limites à ce qui se passe et l’arrêter. Si tous les pays qui sont opposés à cette guerre, indépendamment de la logique des blocs, prisonnière des oppositions et qui ne mènera personne nulle part, veulent arrêter ce qui se passe, ils peuvent le faire. Si vraiment les dirigeants occidentaux se comportent de façon responsable, ils peuvent exiger de l’attaquant en question qu’il commence par appliquer lui-même les valeurs occidentales. Il n’est pas cohérent que les Occidentaux acceptent qu’un pays parlant au nom de l’Occident au XXI° siècle, prétendant agir pour la défense de celui-ci alors qu’aucun pays occidental n’a besoin de ses services en la matière et ni ne le lui a jamais demandé, continue de s’exprimer et de se comporter comme un Occidental du IV° siècle avant notre ère, en complète contradiction avec toute l’évolution d’une culture qu’il n’a manifestement pas intégrée puisqu’il est incapable de l’appliquer. Alors si nous parlons de valeurs occidentales et de gestion des conflits, il me semble qu’il conviendrait de commencer par remettre quelques pendules à l’heure à ce niveau, et d’appliquer dans nos actes les principes de base de notre culture.
« Vous avez probablement beaucoup entendu parler de cette grande tragédie que fut la guerre mondiale (1914-1918). Vous avez entendu parler de Hitler et de son armement insensé – pour lequel vous allez payer. Tout cela est une question de prédictivité. Si le Kaiser avait su que l’Angleterre et l’Amérique s’uniraient dans la Grande Guerre, il n’y aurait pas eu de guerre. Si la Société des Nations sincèrement soutenue par l’Angleterre et les Etats Unis avait été d’accord sur le fait qu’il ne devrait pas y avoir d’Hitler, il n’y aurait pas eu d’Hitler. Personne ne veut se suicider. C’est une question de prédictivité. Pourquoi alors avons-nous un Hitler et les armements ? Parce que l’Angleterre et l’Amérique n’ont pas dit verbalement "arrêtez cela". C’est une question de prédictivité. Dans certaines conditions nous pouvons prédire que si "telle et telle chose" arrivent, "telle et telle chose" arriveront, mais nous devons être clairs dans notre capacité de formulation et exprimer clairement dans nos têtes ce qui était clair dans notre langage. Alors des événements se produiraient, ou ne se produiraient pas. J’en viens ici à un point très important en rapport avec la prédictivité. A savoir que si nous sommes clairs dans nos têtes et clairs dans notre langage et que nous savons où nous voulons en venir, les choses deviennent plus simples. Est-ce clair ? » Alfred Korzybski, « Transcription des Notes des Conférences de Sémantique Générale Données à Olivet College (1937) »